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Projets à impact : comment concilier performance économique et intérêt général

De Milton Friedman à Amartya Sen, la pensée économique a profondément évolué sur la manière d’appréhender la création de valeur. Les projets à impact s’inscrivent dans cette transformation, en cherchant à concilier viabilité économique et intérêt général.

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L’idée selon laquelle la performance économique et l’intérêt général seraient incompatibles est profondément ancrée dans l’histoire de la pensée économique. Héritée d’une lecture simplifiée de l’économie néoclassique, cette opposition a longtemps structuré les politiques publiques comme les stratégies d’entreprise.


Pourtant, de nombreux travaux théoriques et retours d’expérience récents montrent que cette dichotomie est de plus en plus inopérante face aux enjeux contemporains.

À l’heure des transitions écologiques, sociales et territoriales, la question n’est plus de savoir s’il faut arbitrer entre efficacité économique et intérêt général, mais comment concevoir des projets capables de produire les deux simultanément. Les projets dits « à impact » s’inscrivent précisément dans cette recherche d’équilibre.


1. Performance économique : un concept historiquement limité


La maximisation du profit et ses limites


La pensée économique dominante du XXe siècle, notamment portée par Milton Friedman, a largement contribué à installer l’idée que la responsabilité première de l’entreprise est de maximiser le profit pour ses actionnaires. Dans un article célèbre publié en 1970, Friedman affirme que toute autre finalité relève d’une forme de dérive morale ou politique de l’entreprise.


Cette vision, bien qu’efficace pour structurer des marchés et stimuler la croissance, repose sur une hypothèse centrale : les effets de l’activité économique sur la société et l’environnement peuvent être traités séparément du fonctionnement des entreprises. Or, comme l’a montré Arthur Pigou dès le début du XXe siècle avec la notion d’externalités, cette séparation est largement théorique.


Les coûts sociaux et environnementaux non intégrés dans les modèles économiques classiques finissent par peser sur la collectivité et fragiliser, à terme, les systèmes économiques eux-mêmes.


La rationalité limitée et la complexité des systèmes


Herbert Simon, prix Nobel d’économie, a également remis en cause la vision d’un acteur économique parfaitement rationnel. Avec le concept de rationalité limitée, il montre que les décisions sont toujours prises dans des contextes d’information imparfaite, de contraintes cognitives et de complexité organisationnelle.


Cette approche est particulièrement pertinente pour les projets territoriaux et les projets à impact, qui évoluent dans des systèmes ouverts, où les interactions entre acteurs, institutions et usages rendent toute optimisation purement financière illusoire.


2. Vers une conception élargie de la valeur


La théorie des parties prenantes


L’un des tournants majeurs dans la réflexion sur la performance économique est apporté par Edward Freeman avec la théorie des parties prenantes. Selon Freeman, une organisation ne peut être durablement performante si elle ne prend en compte que les intérêts de ses actionnaires. Clients, salariés, partenaires, collectivités et usagers font partie intégrante de la création de valeur.


Dans cette perspective, l’intérêt général n’est plus extérieur à l’entreprise ou au projet, mais constitue une condition de sa viabilité à long terme. Les projets à impact s’inscrivent directement dans cette logique, en intégrant dès leur conception les attentes et besoins de leur écosystème.


Économie du bien commun et indicateurs alternatifs


Des auteurs comme Christian Felber, avec l’économie du bien commun, proposent d’aller plus loin en développant des indicateurs de performance intégrant des critères sociaux, démocratiques et environnementaux. Sans remplacer les indicateurs financiers, ces outils permettent d’évaluer la contribution réelle d’un projet à la société.


Ces approches rejoignent les travaux d’Amartya Sen sur les capabilités, qui mettent l’accent sur la capacité réelle des individus et des territoires à agir, choisir et se développer, au-delà de la seule croissance économique mesurée.


3. L’intérêt général comme facteur de performance durable


Contrairement à une idée répandue, l’intérêt général ne constitue pas nécessairement un coût supplémentaire pour les projets économiques. Dans de nombreux cas, il agit comme un facteur de stabilisation et de résilience.


Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie, a démontré que la gestion collective de ressources communes pouvait être plus efficace et durable que des approches strictement marchandes ou centralisées. Ses travaux montrent que lorsque les règles sont co-construites et légitimes, les acteurs s’engagent davantage dans la pérennité du système.


Appliquée aux projets à impact, cette approche souligne l’importance de la gouvernance partagée et de l’ancrage territorial comme leviers de performance.


4. Exemples de projets conciliant impact et viabilité économique


Les foncières de redynamisation commerciale illustrent bien cette articulation. En réhabilitant des locaux vacants dans des centres-villes ou centres-bourgs, elles poursuivent un objectif d’intérêt général tout en construisant des modèles économiques fondés sur la valorisation patrimoniale à long terme. Leur réussite repose sur une vision temporelle élargie, proche de ce que Keynes appelait l’investissement de long terme, par opposition à la recherche de rendements immédiats.


Les tiers-lieux constituent un autre exemple emblématique. Inspirés des travaux de Ray Oldenburg sur les « third places », ils combinent activités économiques, services et lien social. Les modèles les plus robustes s’appuient sur une diversification des revenus et une gouvernance ouverte, permettant d’ajuster le projet aux besoins du territoire.


Enfin, les entreprises de l’économie sociale et solidaire, qu’il s’agisse de coopératives ou de sociétés coopératives d’intérêt collectif, traduisent concrètement la pensée de Karl Polanyi, pour qui l’économie est toujours encastrée dans le social. Leur performance ne se mesure pas uniquement en résultats financiers, mais aussi en capacité à répondre à des besoins collectifs tout en assurant leur équilibre économique.


5. Les conditions de réussite selon la littérature et le terrain


Les travaux de Michael Porter sur la création de valeur partagée montrent que l’impact peut devenir un levier stratégique lorsqu’il est intégré au cœur du modèle économique, et non traité comme une activité périphérique.


Dans la pratique, plusieurs conditions apparaissent déterminantes :

  • une clarification explicite des finalités du projet ;

  • une gouvernance capable d’arbitrer entre différentes formes de valeur ;

  • un pilotage économique rigoureux, assumant pleinement la contrainte de viabilité financière.


Ces éléments rejoignent les analyses de Jean Gadrey sur l’évaluation des richesses, qui insiste sur la nécessité de rendre visibles des formes de valeur longtemps ignorées par les indicateurs traditionnels.


Conclusion


Les projets à impact s’inscrivent dans une évolution profonde de la pensée économique. Loin d’opposer performance et intérêt général, ils prolongent les travaux de nombreux théoriciens qui ont montré que la durabilité économique repose sur la prise en compte des dimensions sociales, territoriales et environnementales.


Concilier performance économique et intérêt général ne relève pas d’un compromis fragile, mais d’une conception plus mature de la valeur et de la décision. Les projets qui réussissent sont ceux qui assument cette complexité, structurent leur gouvernance et inscrivent leur modèle économique dans une vision de long terme, au service des territoires et des acteurs qui les font vivre.

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